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L'art en éclats


Qu’une œuvre d’art provoque une « secousse » (comme celles de Berlinde De Bruykere) alors que, à l’époque de la reproducion technique, les productions de l’art ont perdu leur « aura », cette constatation quasi prophétique de Walter Benjamin risque fort de marquer au XXIème siècle l’épuisement des secousses elles-mêmes.

Car la clôture des œuvres dans les musées et les galeries sous la direction du marché financier rend sans effet les dites secousses. Sans effet sur quoi ? Sur un partage sensible du monde, selon la formule de Jacques Rancière. L’enjeu ne réside-t-il pas là, ce qui au moins exige de prendre l’ampleur de la secousse. Gaudi à Barcelone, modifiant la perception et la conception d’une église, d’un parc et sutout d’un immeuble et de ses appartements, ou Dubuffet, modifiant de même notre perception géométrisée pour nous jeter dans les troubles de L'houloupe, redécouvraient tous deux, en abolissant les lignes droites et anguleuses, les arrondis que la sculpture et la peinture n’avaient jamais oubliés grâce au corps humain - un corps que le seins, les cuisses ou les muscles et d’abord les lèvres, les yeux et les têtes portent à la perfection (même les coudes ou les épaules ne se réduisent pas à des angles).

Du même geste, mais non détaché de la figuration, contrairement à l’abstraction gestuelle, Gaudi ou Dubuffet ouvraient la voie de cet au-delà de la secousse – l’art au-dehors.

Là-dessus, septembre 2018, visite du MAXXI (Museo nazionale delle arti del XXI secolo) à Rome… L’expo permanente usuelle provoque ma colère face à la plupart des tableaux exposés, minimalistes ou ready made. Ils ne dégagent aucune secousse, descriptifs, illustratifs, ils renvoient in fine au narcissisme de l’artiste dont la signature seule est monnayée. Seule un toile de Sol LeWitt parce qu’elle se confond avec la surface murale ou une autre d’Anselm Kieffer parce qu’elle imposse le silence calciné sur la Shoah échappent à ma colère. Mais pas une œuvre restante ne mord le réel et par suite ne donne le moindre fragment de monde à percevoir et a fortiori partager. Par contre, outre le bâtiment élancé et enchevêtré dû à l'architecte irako-anglaise Zaha Hadid, l’expo temporaire « African Metropolis. An imaginary city » nous immerge dans de multiples multicolores prélèvements de villes africaines, avec leurs habitants, leurs habitats et le plein de leur quotidien arraché à la survie. L’art s’y fait de récupération à reconstruction, au-delà du post-colonialisme, esquisse de fragments d’un monde en gestation sur les déchets du passé. Robes bariolées à la découpe parfaite, poupées, photos de building désossé, vidéo d’un pickpocket ou de danses d’ados, décors d’appartements suspendus, toiles de métal, bacs de bière reformant un bar philosophique, films d’avenues, panneaux de carton formant labyrinthe, tout un fourmillement invite à entrer dans le foisonnement d’un monde défait se refaisant. Je ne cite des noms que pour l’hommage à leur contribution, pas pour l’élection de tel ou tel : Abdurazaq Awofeso, El Anatsui, Hassan Hajja, Meschac Gaba, Simon Gush, Samson Kambalu, Delio Jasse, Lamine Badian Kouyaté, Passan Marthine Tayou, Antoine Tempé, Sarah Waiswa, Youssef Limoud, Amia Zoubir…

L’essentiel n’est pas dans la prouesse technique, qui ne manque pas, ni dans le concept dénonciateur, qui n’est pas absent, ni dans l’esthétisme formel, qui ne vient que par surcroît, il n’est même pas dans la secousse qui ne serait pour nous qu’exotique… L’essentiel surgit du réel historique rencontré, affronté et surtout transformé : un réel en devenir de monde par fragmentations. Ce qui nous est perçu et inaperçu en partage.

Si l’art s’y surmonte, c’est d’être au-dehors, mieux encore, en éclats. Non pas fin prêt, mais défait, fictionné, en éclats de réel dans le temps.

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