Virus et philosophie
La crise du coronavirus pose la question de la tension entre légitimité politique et efficacité sanitaire, deux exigences de l‘action démocratique auxquelles notre pays ne satisfait pas. Gérer, informer, ce sont les priorités élémentaires en pleine crise. Mais la crise appelle aussi la mise en questions, des questions qui peuvent forcer à prendre de la distance et même du retard, le retard de la réflexion pour non pas seulement gérer, mais agir au sens fort… Oui, des questions philosophiques !
Les plus flagrantes ont porté d’abord sur les enjeux du care, le souci du soin dont la politique minimale est de l’assurer pour la population ; ensuite sur les enjeux des droits humains et de la démocratie que les pouvoirs spéciaux risquent toujours de menacer.
Où en sommes-nous en Belgique à la mi-avril ? Les comparaisons chiffrées entre pays sont bancales et même sujettes à caution. Mais sans prétendre au bilan, il saute aux yeux 1 que le nombre des morts en maison de repos dépasse celui des hôpitaux – ce qui tend à montrer que ces maisons, manquant de moyens, sont des mouroirs, un scandale humanitaire; 2 que le système hospitalier et surtout la chaîne solidaire des soignant.es tiennent le coup puisque le nombre de lits disponibles est suffisant et les soins assurés globalement, malgré les défauts apparus du fait des restrictions budgétaires et des imprévisions en matériel et en médicaments ou en produits chimiques; 3 que les carences dans l'approvisionnement en masques et en tests, cruciaux pour permettre la sortie du confinement, renvoient aux politiciens qui n’ont pas rempli leur tâche minimale et insuffisante, la gestion – et même ont soumis celle-ci, depuis des décennies, à des critères de concurrence budgétaire internationale censés rassurer les "marchés", la Bourse et les investisseurs; 4 que le fonctionnement démocratique de l’État n’est pas assuré par un gouvernement ultra-minoritaire, même en dialogue constant avec son opposition; 5 que, confirmation d’une inégalité constante si pas croissante, la garantie de vie décente, en dépit des mesures de protection socio-économiques, ne porte pas sur l’ensemble de la population du pays.
Les questions les plus radicales surgissent alors. Où en sommes-nous en Belgique prise dans la mondialisation ? La mondialisation résulte de la fusion entre les progrès techniques qui mettent tout à notre disposition, des produits de la terre aux humains, mais qui ont révélé leurs impacts destructeurs de la planète autant que niveleurs des esprits, et l’efficacité économique libérale, mais dont les correctifs sociaux, issus des luttes démocratiques, les conquêtes de la liberté syndicale et de la sécurité sociale, se disloquent devant la mainmise des marchés financiers spéculatifs.
Face à ça, la Belgique, pays parmi les plus riches, mais petite puissance divisée de l’intérieur, a-t-elle une marge d’action politique – si l’action, la prise d’initiative, dépasse la simple gestion dont on voit les carences ? La réponse ne peut se limiter à un non qui entérine comme une fatalité la mondialisation néo-libérale de plus en plus dégradée et un oui qui précipite comme un rêve régressif le repli sur soi, national ou régional, de plus en plus impotent.
Bref, face à la mondialisation économico-technique, à sa puissance aveugle dont la pandémie est un signe de plus que nous ne la maîtrisons pas, l’action peut-elle faire naître une ou des autres politiques ? L’économiste Thomas Piketty posait récemment la question de « l’émergence d’un nouveau modèle de développement, plus équitable et plus durable ? » - et sa réponse était d’autant plus prudente qu’est imprudent l’usage du mot « modèle » dont aucune formule mathématique ne sert à déterminer l’avenir !
Toute action et tout langage (projets et débats) qui la sous-tend se heurtent au réel, un réel dont nous percevons les manifestations dans les forces techno-économiques autonomes et opposées, le hasard (oui le hasard) d’une pandémie, d’un tsunami ou d’une sécheresse, les divisions sociales inéluctables, les idéologies contradictoires, des religions aux opinions, les conflits entre Etats jusqu’aux guerres… Et ces heurts multiples renvoient le désir d’agir à ses limites. Relatives ou absolues ?
La limite absolue est celle d’un renversement du réel qui le changerait par la magie d’un mot global en guise de programme – des pires comme fascisme ou nationalisme aux plus prometteurs comme libéralisme, socialisme ou écologisme. L’action face aux puissances réelles globalement immaîtrisables ne peut être totale. Mais peut-elle être particulière et transformer relativement les puissances réelles à première vue illimitées ?
Sans aucun doute : si le génie humain a déchaîné des forces qui le dépassent, il peut aussi en enchaîner : la médecine limite les maladies, même si parfois elle en favorise d’autres, la production agro-industrielle corrige la rareté et s’attaque à la famine, mais provoque aussi la pollution et la dégradation du climat au point de menacer notre vie sur la terre, les télécommunications grâce à l’électronique libèrent l’information, mais en même temps les idéologies, les fake news, les manipulations… Ces constats n’ont pas attendu la philosophie pour être largement répandus, mais ont-ils été affrontés dans leur ambivalence ?
La réponse est dans la question : les puissances ambivalentes du réel historique, y compris en Belgique au sein de l’Europe et du monde, doivent être traitées dans leur ambivalence qui exclut d’effacer un de ses aspects. Ni les technologies les plus poussées aux effets contradictoires, ni les échanges du marché mondial dans leur inégalité, ni les opinions les plus opposées, ni les exigences du care, de la santé comme de la sécurité, et celles des droits humains qui veillent sur la liberté et ses dérapages… ne peuvent être niés et négligés. L’action n’a de chance de transformer qu’à condition de prendre pour point de départ les ambivalences du réel. Comment ? N’est-ce pas le sens même des actions démocratiques ?
Aucune action politique ne peut avoir lieu sans démocratie. Encore faut-il qu’elle soit effective, en l’occurrence qu’elle permette l’équilibre dans la tension entre légitimité et efficacité. Les failles actuelles de l’une (un gouvernement minoritaire) et de l’autre (les défauts d’organisation éparpillée, d’approvisionnement à cause du matériel manquant, de répartition des soins négligés dans les maisons de repos, d’aide aux plus démunis, migrants compris) sont apparues aux yeux de tous. En même temps, des correctifs de l’inefficacité surgissent aussi, de façon flagrante l’écoute permanente des scientifiques (reconnaissables à leur mise en exergue de ce qu’ils ne savent pas) et beaucoup moins fréquente des soignant.es, en est un premier. L’aide aux petites entreprises et aux commerces, beaucoup trop peu aux artistes et aux écrivains, ou l’extension relative du droit au chômage en est un autre. Les correctifs de la légitimité, quant à elle, peuvent attendre, les réunions consultatives à dix partis ne remplacent pas le pouvoir législatif mis scandaleusement en sommeil.
Quelles que soient les modalités à instituer, telle une assemblée tirée au sort à côté de l’assemblée élue, l’extension de la démocratie représentative dans une démocratie participative – non pas démagogique par la confusion des opinions, mais équilibrée par l’information et le débat dans la pluralité, d’une part, et, d’autre part, par la responsabilité des représentants élus – fait partie des actions urgentes. De même que, pour tout citoyen, l’assurance d’un revenu minimum qui le préserve des aléas du réel, quelle qu’en soit la modalité, tel le Revenu de Base Inconditionnel... La nécessité de pareilles réformes démocratiques reçoit une plus forte visibilité de la crise pandémique. La recherche de pareilles solutions aux puissances ambivalentes du réel ne devrait-elle pas être le premier critère de notre adhésion à n’importe quel parti qui se prétend démocratique ? Et permettre la formation d’un nouveau gouvernement, dût-il passer par le choix d’électeurs que l’expérience de la pandémie et de ses solidarités aurait rendu plus mesurés ? Eric Clémens, philosophe