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Crises et actions (Virus et Philosophie - II)


Les crises se succèdent, peut-être s’accélèrent, effet de notre monde d’accélération écotechnique – financière et boursière ; agro-industrielle et technologique : numérique et robotique, informatique et médiatique ; climatique et écologique… Aujourd’hui, mai 2020, celle, sanitaire, de la pandémie du Covid-19.


La jeunesse de l’aspiration révolutionnaire


Mais chaque crise suscite les mêmes criailleries : plus jamais comme avant, changer de paramètres, de paradigme, de modèle, chang

er de système… jusqu’à se débarrasser du pouvoir financier, sortir du capitalisme mondial, abattre l’Etat… Que le mot soit prononcé ou pas, ces exigences impliquent une révolution. Cette aspiration au changement radical témoigne d’une santé mentale qui ne se réduit pas à celle de la jeunesse en âge. Qu’implique-t-elle ? Si l’on se réfère aux révolutions passées, l’issue notoire est lourde. La révolution française, malgré la puissance montante de la bourgeoisie, a mis au moins un siècle et demi à instaurer une République inégalitaire, mais pluraliste au moins dans l’opposition entre partis. Et elle a subi guerres, empires, restaurations royalistes, colonialismes pour y parvenir. La révolution russe, faute d’un prolétariat développé, a été accaparée par un parti de bolcheviks minoritaires dont la dictature a été aggravée par le pouvoir absolu d’un autocrate. L’industrialisation partielle, outre la résistance exemplaire à l’invasion nazie, n’a pas suffi à la différencier favorablement face aux régimes capitalistes et démocratiques, même si ceux-ci restent dominés par la croissance écotechnique aveugle. La révolution « soviétique » s’est écroulée, sans avoir jamais donné « tout le pouvoir aux soviets (conseils) ». La révolution chinoise, ancrée dans la paysannerie majoritaire, n’a pu échapper à l’échec soviétique qu’à travers des soubresauts, principalement la révolution culturelle, qui n’ont trouvé d’issue que dans la combinaison d’un passage économique au capitalisme et de la dictature du parti communiste… Grosso modo, la Corée du nord, Cuba, le Vietnam n’ont pas mieux réussi. Faut-il insister enfin sur les désastres des révolutions fascistes et nazie ? Et sur la préfiguration de l’échec des nationaux-populismes actuels ?


Bref l’impact des révolutions est négatif, hormis la pression positive, du fait de leur menace temporaire de renversement violent, sur l’exigence de droits et d’égalité.


Comment favoriser l’action face aux puissances ?


Peut-on agir dans le monde actuel en ouvrant d’autres perspectives ? Les seules envisageables seraient démocratiques et socio-écologiques : autrement dit, elles ne pourront avoir lieu que par l’évolution de réformes progressives ce qui n’exclut en rien des luttes et même des violences, mais ne devrait pas lâcher un instant les exigences de la démocratie toujours en voie d’institution à partir des divisions récurrentes de la société.


Pour autant, l’impuissance à renverser les puissances dominantes du réel historique ne devrait n’échapper à personne. Le système écotechnique mondial tient le coup. En dépit de la contre-puissance des luttes ouvrières et des révoltes catégorielles ou même générales (comme durant la période symbolisée par Mai 68), les faiblesses des gouvernements réformistes (de « gauche ») n’offrent aucune alternative globale, encore moins, depuis plus d’un siècle, les échecs des gouvernements révolutionnaires où l’incompétence bureaucratique, le clientélisme et la corruption, sans omettre les violations des droits humains, sont encore plus accentués ! Bien entendu, la croissance économique aveugle, sinon exponentielle, reste la politique dominante des Etats qui garantissent la puissance financière des banques et des spéculations boursières. Son interruption partielle, pendant le confinement, ne présage aucun changement significatif. Mais cette domination, dans les régimes démocratiques (limités par la représentation particratique et la technobureaucratie), n’est pas absolue, elle est atténuée, grâce aux résistances des travailleurs y compris étudiants, par des systèmes de sécurité sociale (allocations de chômage et d’assistance, soins de santé, pension), de protection ou de sécurité, de libertés (d’expression, de mouvement, d’association…), d’offre économique abondante qui cependant n’empêchent pas les inégalités flagrantes qui se creusent entre la frange des plus riches et la masse des plus pauvres, ainsi que les destructions de la planète. Ces dernières sont la contre-partie d’une consommation accrue par le marché des échanges internationaux qui produisent de plus en plus abondamment à moindre prix dans l’irresponsabilité sociale (le travail à bas salaire) et écologique (l’abus des moyens agrochimiques de cultures et d’élevages massifs, entre la surproduction et la déforestation, avec leurs effets dévastateurs sur le climat et leurs menaces de disparition des espèces, incluse l’espèce humaine).


Ce tableau, difficilement contestable dans sa globalité, ne vaut qu’à titre indicatif ; son approximation ne correspond pas à la situation exacte de chaque pays de la planète. Il n’empêche qu’il donne une toile de fond à tout désir d’action politique dans le monde contemporain, en tout cas dans la partie des pays les plus développés. Il est largement partagé, de façon précise ou confuse, totale ou partielle, par la plupart d’entre nous. Mais y a-t-il un envers du tableau où se lirait notre action ?


Marqué par nos impuissances plus que par nos puissances, le tableau que nous nous faisons du monde entraîne des réactions qui vont de l’indignation au populisme (avec son cortège de fake news, d’idéologies complotistes, de démagogies nationalistes, d’endoctrinements religieux…) en passant par la résignation impure et simple. Le pire apparaît dans le retour des boucs émissaires, les étrangers, les migrants, les juifs (aggravé par ce que l’antisémitisme charrie dans l’histoire occidentale), les musulmans, les fainéants… un procédé qui aboutit toujours à la montée d’un pouvoir autoritaire, censé pourchasser les intrus en rognant la liberté et l’égalité tout en lorgnant vers leur disparition. L’envers du tableau n’est alors rien d’autre que la servitude volontaire dont l’histoire nous montre qu’elle aboutit au service de la guerre.


Quel autre envers est possible ? Si une réponse usuelle et précipitée est exclue, une première indication laisse se déployer le non-agir pour l’action. De quoi s’agit-il ? En un premier temps, à la suite des écrits d’Hannah Arendt, l’action est discernée par la capacité, déjà dans les paroles qui ouvrent des perspectives, de donner naissance, de prendre l’initiative, d’initier… Mais à quoi ? A quelque chose de neuf qui implique création, invention, préparation plus que prévision… Ces mots relèvent évidemment de la rhétorique pure et simple – la parole murale en mai soixante-huit, « L’imagination au pouvoir », est vite devenue un slogan sans effet. Comment éviter et dépasser cet écueil ?


Le suspens des préjugés et des préoccupations, donc des buts et des ambitions, est une exigence ancestrale des pensées parmi les plus portantes (pour le dire vite, sans entrer dans le déballage référentiel, du taoïsme et du socratisme au nietzschéisme et à l’husserlianisme). Pour la pensée taoïste en particulier la volonté est l’ennemi numéro un de l’action – toujours plurielle. Pour autant le non-agir lui-même ne peut être pris comme un objectif. Faire le vide dans sa tête ne peut être pris comme une norme. Han Fei (commentateur de Lao-Tseu, mort en -233) écrit : « Ce n’est qu’en cessant de prendre le non-agir comme une norme fixe que l’on peut parvenir au véritable vide. Cet état de vide représente la perfection de la puissance interne, et cette puissance interne représente la ’puissance suprême’. »


Le réel de notre histoire contemporaine met en jeu des puissances dont la plus manifeste est l’écotechnie. L’affronter par l’action politique implique d’entrer dans ce jeu externe par la puissance interne de la remise en questions, déjà du suspens des programmes politiques. Pouvons-nous faire le vide de nos péjugés ? Ce n’est pas la seule persuasion qui peut convaincre de la nocivité d’un laisser-faire du marché capitaliste mondial, de la vanité du rêve de révolution, de l’infirmité de la gestion des réformes. Mais c’est encore moins les calculs tactiques de la politique en vue d’une victoire aux élections ou même au service obnubilé d’une cause.


La brève période du confinement ne favorise-t-elle pas la possibilité de cette expérience du non-agir pour suspendre les prétentions de chacun d’entre nous ? Elle ne signifie pas la passivité résignée. Chacun a du désir, mais la volonté n’est pas le moyen d’abord de sa mise au clair, encore moins de sa réalisation. L’expérience du non-agir intervient alors. La promenade rafraîchissante, la lecture flottante, la rêverie somnolente, l’abandon amoureux, l’insouciance sportive, la convivialité festive, bien d’autres pratiques comme l’étude oublieuse, ne sont pas des méthodes de découvertes et de stratégies précises, mais la voie ouverte au temps laissé à la chance d’une surprise de ce qui nous prend, nous comprend sans que nous puissions nous en déprendre… Ce disant je ne prétend pas donner un conseil à un ministre ou à un militant, je m’interromps moi-même en tant que citoyen.


Y a-t-il ou ai-je un désir politique (sous le confinement) ?


Ainsi, la question devient : à quelle condition pouvons-nous faire l’expérience d’un non-agir et de la chance d’une surprise ?


Si, d’un citoyen ou d’un politicien, l’action politique ne consiste pas dans l’inaction, elle ne va pas sans aspiration à quelque chose. Quoi ? L’antique réponse, le vivre ensemble, n’est guère contestable. Mais selon quel mode de vie ? Le désir entre ici en jeu.


Avant cela, en-deça du désir, la pandémie installe une peur de la contagion qui renvoie à la crainte universelle non de mourir, une conscience de finitude qui n’intervient pas de façon immédiate, mais de perdre de la vie par la maladie. Comme le remarque Rémy Brautman (Le Monde, 5 mai 2020) : « Ce que les êtres humains ont en partage, ce n’est pas une morale commune, mais la conscience de leur commune vulnérabilité. » Aucune morale spontanée ne surgit de cette conscience d’une menace, mais un partage ambivalent : « nous sommes partagés, ajoute l’ancien Président de Médecins Sans Frontières, entre une exigence de solidarité et une méfiance envers les autres potentiellement porteurs de ce danger. » Il n’y a pas de morale commune, mais, depuis la conscience de notre commune vulnérabilité rendue menaçante par la pandémie, un partage divisé entre solidarité et méfiance.


A partir de cette expérience commune, un désir d’action peut-il naître ? Quel désir socio-politique s’y ferait jour à rebours de notre mentalité formatée, dominée par le va-et-vient du travail et du divertissement, et surtout du partage divisé de notre crainte ?


Le confinement est un moment de retrait de la vie sociale qui remet la socialité à l’avant-plan de notre mode d’existence. Et il le fait en faisant l’épreuve de cette socialité dans la famille et dans les diverses formes de télécommunications. Que ces formes inusitées, parce que pour le moment exclusives et concentrées, soient extérieures ou intérieures, surtout qu’elles soient agréables ou désagréables, ressourçantes ou déprimantes, elles remettent en jeu, exclusif et concentré, la tension entre la division et la relation dans toute socialité. Loin que le vivre ensemble soit déterminé par une morale spontanée commune et encore moins préréglé par les obligations du travail et les compensations vacancières, il apparaît traversé de part en part par 1 des relations qui manquent : les rencontres quotidiennes physiques, des proches comme des lieux (y compris de spectacles), 2 qui ratent : les disputes entre couples et entre générations, 3 qui se transforment en solidarités actives : les dévouements opiniâtres des soignants en un sens élargi aux pompiers, aux éboueurs, aux nettoyeuses, aux caissier.e.s, les aides bénévoles… Et ce sens de la solidarité est même reconnu par les rendez-vous de 20h pour la gratitude publique aux dits soignants.


Autrement dit, si désir d’action il y a, donc désir d’engager un changement dans la vie plurielle entre humains, il dépend, sur fond de conscience commune de notre vulnérabilité, de l’expérience du manque, du ratage et de la solidarité ou au moins de la reconnaissance d’une dépendance.


Vivre ensemble n’a pas d’autre condition effective, existentielle, active. Depuis ce qui nous manque, une vie sociale libre, ce qui rate, une vie économique sinon égale, équitable, et ce qui nous anime, une vie culturelle solidaire, le temps de la réflexion dans le non-agir et le débarras des préjugés nous oriente dans le partage d’actions à venir.


Les propositions sont nombreuses et ne datent pas d’aujourd’hui à côté de celles qui apparaissent, sous l’impact de la pandémie, flagrantes. Lesquelles ? Non pas La Liberté ou L’Égalité abstraites et absolues, sans doute celle d’un développement équitable et durable, mais plus précisément et à titre indicatif, nullement exhaustif :

- le new deal climatique, le sens de la biosphère à préserver, et le care, le souci du soin vital pour chacun, enfin assumés dans la conscience ranimée de notre précarité par des « conseils » de vigilance permanents (qui ne se limitent pas à des experts des technosciences) secondant le pouvoir exécutif,

- le principe du maximine (un maximum de minimum pour chacun) de John Rawls,

- précisé par celui des « capabilités » (la capacité réelle de convertir ses ressources en exercice de sa liberté) d’Amartya Sen,

- non pas le principe des privatisations à tout va ou des nationalisations étatiques, mais celui d’une gouvernance démocratique des entreprises (par exemple selon la création d’une double chambre des investisseurs de capital et des investisseurs de travail en leur sein, selon Isabelle Ferreras),

- le Revenu de Base Inconditionnel qui aurait évité la dispersion erratique des aides en période de confinement et qui, loin de favoriser la disparition du travail et de la protection sociale, ouvre, comme le font voir les premières expériences, des perspectives d’initiative aussi bien économiques que culturelles, bien au-delà du divertissement, partout dans le monde, pays développés ou en voie de l’être (un RBI explicité par Philippe Van Parijs ou Philippe Defeyt, parmi bien d‘autres),

- l’invention de nouvelles formes de démocratie, à côté de la démocratie parlementaire entravée par l’électoralisme particratique, axées sur la participation et la localisation (ainsi d’une chambre consultative de citoyens tirés au sort à côté de la chambre des élus, responsables de leurs actes, au pouvoir législatif ; ainsi de consultations populaires communales à condition qu’elles soient exemptes de manipulations groupusculaires)…


Vivre ensemble dans la conscience de notre vulnérabilité et de l’action préparée, parant aux précarités en devenir, ces mots, toujours provisoires, mais toujours à repenser, que signifient-ils donc sinon notre attachement élémentaire aux droits humains et à l’autonomie du pouvoir judiciaire ? Et comment se concrétisent-ils autrement que selon une orientation que la crise actuelle nous donne l’occasion de raviver à rebours de nos préjugés confortables, contre tous les nationalismes, certes, mais même les régionalismes, mais même au-delà de nos convictions « libérales » technocratiques, « socialistes » ou « écologistes » bureaucratiques ?

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