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De l'antiphilosophie




Un spectre hante la psychanalyse, le spectre de la philosophie – que les analystes stigmatisent de façon régulière, quasi rhétorique, se réclamant de l’« antiphilosophie ». Ils ne sont pas les seuls. Les motifs, les bons motifs de cette réaction antiphilosophique ne manquent pas, du ridicule de la prétention métaphysique à la méfiance du sens commun face aux vérités prétendues en passant par l’irritation des tenants d’un savoir, les dites « sciences humaines », parfois même les tenants d’une science dite « dure », peut-être nostalgiques d’un discours qui ne serait pas « partiel », lié à un objet – hors de la généralité (toujours creuse, aurait dit le Dictionnaire des idées reçues), la philosophie n’a pas d’objet (construit « à partir » du réel)… Mais la praxis de la psychanalyse ne se borne pas à ces réactions.


Depuis plus d’un demi-siècle, je ne renonce pas à mon désir de philosophie, marqué par la déconstruction du langage, des dualismes et des identités, de la représentation, depuis l’impact des découvertes de l’inconscient – du désir (dont Platon disait dans le Banquet « Erôs est philosophe », mais érôs n’est pas épithumia…) – et de la lutte contre les atteintes à l’égaliberté. La lecture de Freud et de Lacan fut pour moi essentielle, jusqu’à deux courtes visites chez ce dernier, provoquées par mon Mémoire sur Kojève qui avait piqué sa curiosité, sans lendemain, vu son indifférence ironique devant mon intérêt pour Nietzsche. Les exaltations soixante-huitardes et, pire, les dérives maoïstes que je ne pus dépasser que par d’incessantes recherches de philosophie politique (sur « le même » entre philosophie et démocratie), achevèrent de m’éloigner de la psychanalyse, non sans y revenir enfin, entre poésie et philosophie, grâce à mon obstination à creuser la question du langage.


Lacan, par ailleurs, on le sait, n’avait cessé de se confronter à des discours philosophiques, à leur fréquentation (Kojève, Hippolyte, Sartre, Heidegger, bien d’autres) et même à l’amitié pour Merleau-Ponty dont la mort, m’a appris mon ami Alfredo Zenoni, avait provoqué une de ses rares, sinon la seule, larmes publiques. Quant à celui qui n’a eu de cesse de prolonger ses actes et ses écrits, Jacques-Alain Miller, il m’a toujours paru s’appuyer sur sa formation philosophique dans ses Séminaires éclairants. Du reste, il faut l’accorder, la lecture des textes philosophiques a toujours été préconisée par et pour les anti-ignorants de l’antiphilosophie.


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Mais ces données ne suffisent pas à pointer l’enjeu des affirmations d’antiphilosophie, spécifiquement celles de Lacan ou de Miller, l’analyse de la question du sens et de la vérité. Au moins deux éléments participent de cette subversion, la logique et le semblant.


Sous le nom de « logique », un enchaînement doit être défait, celui qui identifierait les emprunts et les appuis théoriques de Lacan sous ce nom. Outre le rôle décisif de la linguistique et de l’ethnologie, Lacan aura certes écrit de façon logique ses propres découvertes, de prime abord sans dépasser beaucoup la fonction d’abréviation de ses apports (Sujet barré, Grand Autre, objet petit a, Imaginaire…) par des lettres complétées par des schémas. Mais surtout il aura accompagné cette transcription d’un rejet décisif de l’illusion d’un sens univoque, inséparable du projet logique (non de ses détours aventureux). Le mot prononcé de « poubelle » intervient ici, indiquant l’impossibilité de théoriser la jouissance en termes logiques. Suivront, outre la théorie des ensembles, la théorie des nœuds, spécialement le nœud borroméen, et la la topologie ou la géométrie à trois dimensions, dont l’anneau de Moebius devenu célèbre pour défaire l’imaginaire d’une psychologie des profondeurs. Ils ne serviront pas pour autant la restauration d’une prétention logique à théoriser la psychanalyse, sauf à y introduire, ce qui n’est pas rien, la rigueur qui, parmi d’autres procédures, doit accompagner la formation du psychanalyste. Il n’en reste pas moins qu’une logique pure n’a pas de sens. Il n’y a de logique pensante que troublée. Dans ce trouble, la logique est renvoyée au trouble du langage (des langues et des langages, du symbolique, de ou du « lalangue ») et du sujet qui y advient, entre son désir et sa jouissance. Le tournant joycien qui occupa le dernier Lacan s’y comprend et l’écriture où lalangue reprend corps dans le jeu des signifiants.


Et ce trouble touche à la logique du sens. Le sens est toujours façonné, fictionnel. Que le sujet du sens le façonne constitue le semblant. Le sens est un semblant. Et le semblant est indécollable du sujet, pris entre Réel, Imaginaire et Symbolique, frappé par le réel de la jouissance, sinon de la mort (mais la relation à la finitude n’est pas une fascination de la mort). La jouissance est hors sens, mais pas hors signifiant(s).


D’autre part, le mot sens n’échappe pas à la plurivocité, sinon à la dissémination (Derrida), du langage : le sens prend (et perd) plusieurs sens du sens. À l’infini : du mouvement, de la perception, de l’équilibre, donc du déséquilibre, du lieu, du goût, de la liberté même quelles que soient ses équivoques… jusqu’au sens de l’insensé ou de l’im-monde… Dans l’orbite de la phénoménologie et de sa déconstruction (sinon Husserl, en tout cas chez de Waelhens ou Nancy – qui ose : le monde n’a pas de sens, pas d’autre « sens du monde » que l’existence, écrit aussi l’« ex-sistance », la sortie de tout « soi »…), ces échappées du « sens » à lui-même n’ont pas manqué. Même s’il est vrai que l’attirance pour la philosophie anglo-saxonne a repoussé récemment certains philosophes dits « réalistes » à rêver d’une nouvelle adéquation du sens au monde (un sens au sens de la signification ou du concept), partant de la vérité dans son sens canonique, aristotélicien, loin des joutes dialogiques et intertextuelles, de leurs remises en question incessantes, des philosophes-écrivains Platon, Lucrèce, Nietzsche, Bataille... Liste loin d’être exhaustive, d’autant que les réécritures volumineuses apparaissent congénitales dans l’exercice de la philosophie par les philosophes et suscitent à juste titre, autant que Finnegan’s wake, les commentaires sans fin, sans aucun sens final, des universitaires.


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Pourquoi dès lors l’antiphilosophie ? Sans oublier les saillies de Lacan – celle sur la structure paranoïde de la philosophie avait subjugué l’apprenti que j’étais –, celles, en 1974, de Miller, alors en plein renoncement à l’illusion philosophique, donnent de précieuses indications[1]. Des saillies émaillent à son tour les évocations de l’activité philosophique.


Citons-les en vrac :

« dire la vérité, une vérité qui ne porte pas à conséquence » ; [Lacan n’est]« pas un sage, philosophe qui se fait à l’ordre du monde et change son désir. Ce n’est pas non plus le fameux sans main. » [allusion à Péguy épinglant le kantien aux mains propres, mais sans main] ; « Ataraxie, n’est-ce pas, digne du stoïcien qui sacrifie, piétine avec son désir sa dignité. » ; « Dirais-je pourquoi la psychanalyse est hermétique peut-être [sic] aux philosophes ? Pourquoi en effet quitter le concept pour ces conneries ? Il ne faut pas là moins qu’un retournement, un renversement des valeurs. J’aperçois comme le « maoïsme » en fut l’agent pour certains. L’ouvrier devant qui nous étions des niais parce que nous ne savions rien faire de nos mains, sinon…, cet ouvrier, notre « sujet supposé savoir » un temps, nous a conduit à entrevoir la vanité de l’idéalisme. » ; [les discours qui ânonnent après Lacan], « je me dis qu’ils sont ce que, dans la tradition philosophique, on appelle des sophistes. Lacan disait hier qu’on ne peut plus savoir ce que c’était un sophiste. En tout cas, c’est une figure de la tradition. La sophistique, dans la tradition, est l’art de simuler la pensée en parlant. Et comment vérifier qu’une pensée n’est pas un semblant de pensée ? Comment discriminer la pensée et son simulacre ? Comment distinguer entre Lacan et le premier venu ? Est-ce pour cela que certains philosophes sont misanthropes ? C’est encore du théâtre, mais d’un autre genre. Alors, il faut admettre ceci : il n’y a nulle marque instituée qui ponctue, dans le discours, l’accent de vérité. L’accent de vérité est entre les lignes. « À la vérité, qui se ferait témoin de l’accent de vérité ? », écrit Lacan. Le sophiste est celui qui fait comme si ça ne se voyait pas. Il peut parler de tout, de la jouissance, de la peinture, de la topologie. Il croit qu’il y a du prêt-à-penser – ça se dit ready-made. » ; [après une opposition entre comprendre, discours du maître, et interpréter, discours de l’analyste] : « Le concept est la mainmise sur le réel – c’est ainsi que le discours du maître formule le sens de la connaissance. Maintenant, qu’est-ce qui déjoue cette prise, cette prise du concept, sinon la langue elle-même ? – la rebelle, l’immaîtrisable. Leibniz, qui ne conçut jamais la philosophie qu’au service des maîtres, s’il fut logicien, reconnu précurseur de la mathématisation de la logique, c’est pour s’être voué à la tâche de maîtriser la langue. » ; « Et c’est un fait de la langue qu’elle permet de parer pour ne rien dire, et de dire ce qu’on ne sait pas, et plus ou moins qu’on ne sait. (…) Ce fait est imputable, on peut d’abord le dire ainsi, à la division de la grammaire et de la logique. Si la première se réduisait à la seconde, on ne saurait plus dire le faux, au moins sans que cela se voie, sans que cela s’entende. C’est le rêve des philosophes. (…) Le problème, c’est que Leibniz croit qu’elle [la langue artificielle, les langues formelles censées éviter les amphibologies et les équivoques des langues dites naturelles] peut être non seulement écrite – et c’est vrai – mais prononcée aussi, et servir à la communication, qu’elle se substituera aux langues naturelles. C’est précisément ce qui n’est pas démontré. »


D’un côté, la philosophie, idéalisme vain, mainmise du concept, langue artificielle ou logique mathématisée, maîtrise de la langue soumise à l’ordre (du monde), vérité sans conséquence, simulation de la pensée en parlant, parure de la langue pour ne rien dire, dire ne pas savoir, dire plus ou moins que savoir, rêve du prêt-à-penser, service substitutif de la communication, piétinement et abandon de son désir : semblant. De l’autre, la figure de Lacan (qui fut aussi celle d’un maître), pas sans main, un renversement des valeurs (référence nietzschéenne !), son incertitude sur le sophiste (qui renvoie à son autre figure que celle de la tradition : voir Barbara Cassin), la psychanalyse, le désir et le déjeu de la langue, l’irréductible de la grammaire à la logique, les langues « naturelles » immaîtrisables, rebelles, l’accent de la vérité…


Tout binaire soit-il, le tableau ne manque pas d’allure. Passons sur le fait qu’il se confond avec le discours universitaire hors de l’aventure des textes de philosophes. L’antiphilosophie s’en trouve justifiable.


*


Mais je ne passe pas sur l’aventureux du sens et de la vérité, à condition de main-tenir la question du désir et du langage. Cette aventure n’est-elle pas celle même du semblant ? Car, leçon de Lacan, les non-dupes errent, les sceptiques eux-mêmes se trompent en croyant éviter le faux. La psychanalyse est-elle « un discours qui ne serait pas du semblant » ? A condition de la mise à l’épreuve de son désir ? Des coupures et de l’écriture du sujet, de sa praxis ?


Du sujet, dans le monde… Le monde est-il fait de semblants ? Sans aucun doute, mais il est fait de la sorte. Hors de la scène ou de la sphère de la psychanalyse, la façon dont le monde se fait et les semblants qui s’y accrochent n’ont rien d’indifférent. La canaillerie, l’idiotie, la bêtise n’ont pas de vis-à-vis salvateur, leur règne n’en est pas moins celui du pire… Il s’agit dès lors d’ajuster le monde entre nous, nos relations dans les divisions déniées pas des semblants, de chercher les façons les plus ajustées de répondre au nœud de notre réalité-monde, entre réel, imaginaire et symbolique. Un discours (de philosophie dans son analyse, sa déconstruction fictionnelle, y compris de philosophie politique de la démocratie, seul régime qui inscrive la ré-institution dans son institution…) qui ne dénie pas le nœud du réel-imaginaire-symbolique, les divisions de la jouissance (et du plus-de-jouir) dans la division économico-sociale même, telle apparaît la tâche aventureuse du perpétuel ajustement du monde et des sujets. Telle apparaît la tâche fictionnelle de l’existence des femmes et des hommes dont le questionnement philosophique maintient l’exigence à travers les semblants de signific(a)tions (sexe, liberté, égalité, technique, production, marché, commerce, commun, justice, dépense…), appuyées sur les découvertes des sciences et des savoirs – et des praxis.


É.C.







[1] Théorie de lalangue, paru dans la revue Ornicar n°1, en 1975, repris dans Jacques Lacan, La troisième, Navarin éd., Paris 2021.

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