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La guerre en Ukraine : les tensions de notre lucidité, pas de notre soutien

La « surprise », voire la sidération qui nous a frappés suite à l’attaque de la Russie contre l’Ukraine devrait nous faire renoncer aux illusions d’un monde sans guerre, ce qui non seulement est contredit par les multiples conflits étatiques qui ne cessent de traverser le monde depuis 1945, mais l’est même en Europe. Outre la guerre dans l’ex-Yougoslavie et à présent en Ukraine, les guerres coloniales et les « guerres » anti-terroristes, en tout cas celle contre Daech, ne permettent pas de parler d’une « Europe sans guerre », interne comme externe.


Derrière cette illusion factuelle, une méconnaissance essentielle apparaît, celle d’une indistinction entre paix et guerre que la mondialisation et ses luttes pour l’hégémonie économique et militaire manifestent. Un détour par une méditation de Heidegger en 1940 nous permet d’en saisir l’enjeu en même temps que l’escamotage à laquelle elle donne lieu de sa part…


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Le philosophe et poète Max Loreau dont j’ai eu la chance d’être l’ami me faisait remarquer : « En dehors des spécialistes, aucun grand auteur ne mérite qu’on lui consacre la lecture de 100 volumes. » Il le disait à propos de Martin Heidegger dont l’annonce des « Œuvres complètes » prévoyait ce nombre de publications, aujourd’hui dépassé ! Ce qui ne justifie en rien de ne pas le lire, comme des imbéciles voudraient l’imposer. Mais quel rapport avec l’Ukraine ?


Je ne suis pas un spécialiste, mais comme tous les philosophes, au moins européens, de l’après-guerre, j’ai beaucoup lu Heidegger, immense penseur et misérable antisémite partisan du nazisme. Du reste, lassé de ses ressassements fatals, j’avais abandonné la lecture de ses Cahiers noirs. Mais j’ai été arrêté par la récente traduction d’une de ses œuvres, L’histoire de l’estre (Gallimard éd.)… Le ressassement sur l’oubli de l’être et l’abandon métaphysique à l’étant (ce qui est déjà-là, désigné sans penser l’énigme d’être, disons l’inconditionné de l’il y a) occupe des dizaines et des dizaines de pages. Mais quelques-unes (pp.191 et sq.) sont entièrement consacrées à la guerre. Heidegger écrit ce livre entre 1938 et 1940 sans le publier. Or que dit-il dans ces pages, les seules écrites de façon continue, non fragmentaires ?


Que notre époque est celle de la guerre mondiale et totale, manifestation de la modernité, règne de la subjectivité et de son essence, la puissance. La puissance n’est pas (seulement) la force ou le pouvoir, mais plus essentiellement l’emprise du « faire », d’une « technique » qui impose sa loi comme vérité de l’époque : fabrication, massivité, « faisance » et puissance sont alors les mots qui approchent de ce que plus tard Heidegger pensera comme Gestell, essence de la technique en tant qu’arraisonnement ou (mise à) disposition de la terre et du monde. Ce n’est pas le lieu de déconstruire tout ce que cette grandiose histoire de l’« estre » manifeste encore de métaphysique (d’une essence « propre » sous-tendant l’histoire et la déterminant de façon unique) et ce qu’elle masque (l’escamotage des enjeux immédiats, massacre des Juifs en tête et désastres de la guerre hitlérienne ; dénonciation du « communisme » sous des traits qui, sans le dire, conviennent autant au « nazisme » – Arendt ne s’en privera pas). Mais c’est le moment de s’appuyer sur cette méditation pour questionner ce qui ne cesse d’échapper à toute compréhension de la guerre, au plus près de la « surprise » de cette guerre en Ukraine…


L’exigence première de Heidegger est celle de renoncer « à expliquer de l’étant par de l’étant », entendons au moins : expliquer un objet par un autre, érigé en cause via un concept. Sans nous échapper dans « l’appel de l’être » qui resterait phrase creuse, ce renoncement peut être compris comme refus de réduire la question persistante de la guerre à une cause explicative (économique, démographique, climatique, etc., y compris la tautologie d’une « pulsion de mort » pour « expliquer » la « pulsion » guerrière). Un.


Deux. La question se précise en relation à la puissance, non pas conçue comme force, obscure ou violente, mais telle que nous y entraîne la modernité technique : dans une surenchère qui fait de la recherche de la puissance non pas une force en vue d’un but, mais une puissance pour la puissance. La course aux armements ne se comprend-elle pas de la sorte ? N’a-t-elle pas présidé à l’épuisement de l’URSS que Poutine a cru relever grâce à l’armée russe « réarmée » ? Ne préside-t-elle pas au défi « économique » réciproque entre la Chine et les USA – et l’Union Européenne ? A distance des concepts explicatifs, un sens de la modernité « athée », sans fondement divin, mais auto-fondée dans un « sujet » maître et possesseur de la nature, de la société et de lui-même, ce sens polarise les multiples divisions de nos sociétés : vers le mouvement pour le mouvement (Arendt y a décelé ce qui mobilise le totalitarisme jusqu’à ses conquêtes autodestructrices), la puissance pour la puissance, la croissance pour la croissance…


Trois. Heidegger ose de plus penser que cette puissance essentielle efface toute distinction entre guerre et paix ! Rejetant explicitement l’affirmation de Clausewitz sur la guerre, continuation de la politique par d’autres moyens, il subordonne la politique au principe de puissance et du même coup la paix à la guerre : « La guerre ne consiste plus à combattre pour parvenir à la paix mais détermine au contraire d‘une nouvelle façon l’essence de la paix. La paix est à présent la maîtrise surpuissante des possibilités de guerre et l’assurance de disposer des moyens requis pour les mener à bien. » (p. 193).


Comment ne pas garder en vue que la paix, à notre époque, est plus que jamais la surenchère des préparations à la guerre ? Des États européens ont cru y échapper, mais pour favoriser la croissance et sous le parapluie de l’OTAN, et viennent de s’y replonger.


*


Que retenir de ce détour ? Non pas que les droits humains ou le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sont secondaires par rapport à la puissance de la Puissance, dualisme heideggerien. Mais que l’écotechnie, la fusion du capitalisme économique (course au profit) et de la science technique (course à la maîtrise), motive tous les protagonistes de la guerre en Ukraine, Russie et Etats-Unis en tête, ce qui n’enlève rien à la culpabilité directe de l’État et de l’armée poutiniennes dans cette guerre. Mais dès lors que la menace que prétend conjurer Poutine n’est pas qu’un fantasme : si elle n’est pas d’invasion militaire, elle est certes de domination techno-économique. Mais encore que le contre-pouvoir des forces démocratiques, tout imbriqué soit-il dans l’écotechnie, ne doit en rien renoncer à sa contre-puissance interne, aussi faible soit-elle, celle de l’égaliberté de chacun et des droits humains. Ni renoncer au soutien actif et multiple, y compris militaire, dans la guerre de défense du peuple et de l’État ukrainiens.


Même si ce triple « mais » n’est pas sans contradiction, notre lucidité exige d’en soutenir la tension.





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