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Qu'est-ce qu'une caricature ?



L’intervention d’Edgard Morin posant la question « Que serait un esprit critique sans autocritique ?» (Le Monde-20/21 novembre 2020) témoigne de son esprit de pondération qui justifie sa réputation de sage responsable. Mettre l’accent sur le danger d’une crispation entre humanisme universel, mais menacé de laxisme, et identitarisme occidental, en danger de dérive raciste, est salutaire. Cependant, cristalliser cette mise en garde sur la question des caricatures introduit une confusion qu’il convient de dissiper.

Apparemment, le sens des conséquences s’applique aux caricatures (sans la moindre responsabilité d’un assassinat – faut-il le répéter ?) et les inscrit dans les limites de la liberté d’expression où le respect de l’autre intervient dans l’exercice de la critique. Mais ce qui se justifie au cours d’une discussion dans un espace commun n’est pas une exigence compatible avec une caricature dans une publication singularisée. Qu’est-ce en effet qu’une caricature ? Une mise en forme excessive de la réalité. Or cette création conjointe d’une forme et d’un excès s’inscrit dans la pratique artistique. Dès lors, puisqu’une caricature correspond à une œuvre d’art, la liberté s’y exerce sans autre limite que la sortie de sa sphère culturelle (qui serait flagrante en cas d’appel à la violence). A l’intérieur de cette sphère — un livre, un dessin, une image, une performance… —, reconnue comme telle et accessible à seulement ceux qui le désirent, aucune restriction ne s’impose : les œuvres de Sade sont lues en connaissance de cause tout comme Charlie-Hebdo. Les humoristes, qu’ils pratiquent le stand up en salle ou la satire par écrit, le font dans un cadre donné auquel nul n’est forcé d’accéder contre son gré. Et si Freud a pu décrire l’humour comme une formation de compromis, rien n’empêche aussi d’y déceler une déformation de compromis. Libre à quiconque de la juger outrancière, vulgaire, réjouissante ou ajustée. Libre d’abord à l’artiste de la pousser à bout. L’intrusion d’une censure dans cette sphère de liberté sans retenue est inadmissible en régime démocratique où la création artistique est séparée radicalement de l’action politique.

La question rebondit s’agissant de l’enseignement, voire d’un journal ou une émission télévisée grand public. Mais elle ne se tranche pas pour autant hors contexte. Certes, enseigner la liberté d’expression se doit en même temps de montrer ses limites dans le respect de l’autre, de sa dignité, voire de sa souffrance. Mais la fixation de cette limite n’est pas absolue : la critique ne peut être limitée par la sensibilité religieuse, professionnelle, artistique même de celui qui la subit. Les politiciens en font les frais sans trop de protestation. Une blessure narcissique fait souffrir… Elle ne justifie pas la censure.

Même dans un contexte scolaire, la distinction entre liberté d’expression limitée dans la discussion et liberté quasi-illimitée dans la création doit être enseignée, selon des modalités pédagogiques à discerner. Quant aux journaux généralistes, là encore le contexte intervient dans le choix de ce qui peut être publié : après des assassinats, le contexte n’impose-t-il pas la publication ou la republication de caricatures jugées par les assassins comme blasphématoires pour montrer que, à l’aune du droit fondamental de la liberté d’expression, l’abîme qui sépare le symbolique d’une caricature, même offensante pour certains, de la violence d’une exaction ne souffre pas de discussion ?

La liberté d’expression n’a pas pour but d’augmenter les divisions, mais elle est et reste la condition de leur mise à nu qui ouvre le débat démocratique. Plus encore, elle s’enracine dans la formation même de chaque existence d’une femme et d’un homme.

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