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L'ART AU DEHORS VERMEER


La critique de la culture de masse, celle de l’amusement, épinglée et dénigrée en tant qu’aliénation, néglige ce qu’elle peut comporter de potentialités mentalement autant que corporellement émancipatrices… Le temps de loisir, paresseux ou ludique, est primordialement un temps libéré du travail mécanique, même capté par le divertissement organisé et intéressé. Et les activités prises par celles et ceux qui en bénéficient n’ont pas à être rejetées de façon simpliste et encore moins hiérarchisées avec mépris. Du bricolage, du jardinage ou de la promenade au plaisir pris devant les spectacles sportifs, certaines de ces activités ne touchent certes pas à la dépense et à ses engendrements possibles, mais elles ne sont pas pour autant asservies à la rentabilité. Bien entendu, la consommation n’est pas la consumation généreuse. Mais cette critique générale et unilatérale (réification, servitude du « divertissement », du « spectacle » …) ne perçoit pas les éléments hétérogènes qui sont libérés dans le temps libre d’un acte de bricolage, d’une rêverie indolente ou d’un affect d’enthousiasme : inventivité jubilatoire, laisser-aller contemplatif, ivresse partagée autant que soumission au marché des outils, abandon des tâches nécessaires et aveuglement au fantasme collectif. La catégorisation, une fois de plus et toujours de trop, rate complètement la phénoménologie concrète et tendue ou détendue de ces instants. A l’opposé, si l’art est érigé en seul élément digne de la « dépense » érigée en valeur, il n’échappe ni à l’élitisme, ni à ses critères évanescents, ni encore moins à sa récupération économique et publicitaire, polarisant à coup sûr les désirs narcissiques des artistes…


Contre-exemple, l’exposition Vermeer au Rijksmuseum d’Amsterdam en 2023 – unique par le nombre (28) des tableaux rassemblés, les trois-quarts de l’œuvre du peintre. Si les visiteurs se sont précipités massivement, l’expérience artistique qu’elle a permise ne peut être réduite à un engouement spectaculaire. Certes, le premier tableau exposé dans la première salle, la Vue de Delft, voyait s’agglutiner les spectateurs plus que dans tout le reste de l’exposition. Et il n’était pas sûr que « le petit pan de mur jaune », génialement relevé par Proust, y fût le plus aperçu. Il n’empêche : la grande majorité des tableaux, ne serait-ce que par imprégnation, ouvraient le désir spectateur à une expérience du sens de la peinture. Car, d’une part, ils présentaient des vues d’intérieur principalement centrées sur la vie intime des femmes (alors que, hors des thèmes du type Vierge ou Vénus, dans tant de portraits classiques les bourgeois masculins occupent l’avant-plan) ; mais de plus, d’autre part, ces peintures dites d’intérieur introduisaient au dehors du figuré et de la peinture par de multiples indices : fenêtres reflétant le non cadré à l’intérieur ou à l’extérieur selon leur degré d’ouverture, cartes géographiques, mappemondes, tableaux d’autres peintres au mur de même que d’autres arts évoqués par les instruments de musique (virginal, flûte, violoncelle…) et par-dessus tout, lettres écrites, lues ou transmises par une servante ; enfin, d’autre part encore, les robes, corsages, vestes, chapeau, turban de ces femmes, autant de surfaces souvent peintes en une frappante couleur unie – le bleu, le jaune, le rouge et même le noir… Autant d’indices d’un sens évanescent, ressenti dans la perplexité voire même pour certains l’ennui, laissant intact le respect – ou parfois l’irrespect, dans la balance déstabilisante de ce qui fait énigme ! Deux portraits d’hommes, non moins indicateurs du dehors, se trouvaient pour autant isolés, L’Astronome et Le Géographe. Mais sur ce dernier tableau se voyait écrit en grand et presque en plein milieu « I Vermeer » : il était malencontreux de ne pas y déceler la libre ouverture qui hante Vermeer, signant et se désignant géo-grapheur du dehors de l’art[1], à rebours de la peinture ornementale des riches intérieurs de la bourgeoisie où les tableaux sont des substituts de la fenêtre qui assurent la clôture de la maison patriarcale – la maison close.


En somme, les ouvertures multiples dans les portraits de femmes jointes aux grands aplats pliés de couleurs, qu’offrent-ils sinon un sens de la peinture moderne où l’entre-les-lignes des images ouvre à l’hors-champ du monde et où les apparents monochromes livrent sa (vo)luminosité ?



[1] Christian Prigent remarque des tableaux de Vermeer que « l’ouverture à l’infini dehors y est à la fois interdite (…) et invoquée dans les termes d’un strict repérage symbolique (des lettres et des cartes)» et surtout de leurs traits qu’ils propagent « l’écho d’un désirable dehors en travail dans l’intime dedans » (La peinture me regarde, p.290-1, Paris, 2020)… Mais le dehors y est marqué de façon constante, bien plus que symbolique, et marqué dans le discernement des existences de femmes ‑ de femmes à la lettre, à distance des portraits de mâles bourgeois que même les plus grands peintres de l’époque représentent de façon privilégiée.

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